Version complète et sourcée de la tribune parue le 2 mars dans Mediapart et signée par 19 collectifs de précaires de l’ESR.
Au moment d’achever son doctorat, le plaisir des éloges, le soulagement après un travail de recherche long et éprouvant, ou encore la satisfaction du prestigieux titre de docteur·e ne durent pas. Aujourd’hui, les doctorant·es ne se font plus d’illusions au moment de leur inscription tant la situation est bien connue : le plus haut des diplômes universitaires ne protège ni du mal-emploi, ni du chômage, bien au contraire. 14 % des docteur·es sont au chômage[1] cinq ans après leur soutenance de thèse, contre 13 % pour les titulaires d’un master, et moins de 10 % pour les diplômé·es des écoles d’ingénieurs et de commerce[2]. Pour celles et ceux qui ont trouvé un emploi, il s’agit d’un contrat à durée déterminée dans 45 % des cas, et même dans 55 % des cas pour les docteur·es travaillant au sein de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR)[3].
Ces dernières années, les premiers collectifs contre la précarité universitaire ont largement travaillé à établir ce constat préoccupant[4]. Depuis décembre 2019, les précaires de l’Université se sont (re)mobilisé·es et rassemblé·es contre les réformes des retraites et de l’assurance-chômage, mais aussi contre le projet de loi réformant nos universités publiques (Loi de Programmation Pluri-Annuelle de la Recherche – LPPR)[5]. Nos collectifs sont désormais en première ligne de la contestation universitaire. Enseignant·es-chercheur·es et personnels administratifs précaires, travailleurs et travailleuses invisibles de l’Université, nous combattons cette précarisation galopante de l’ESR.
Si nous – docteur·es sans poste –, nous nous engageons dans cette grève, si nous arrêtons nos activités de recherche, cessons nos enseignements, et multiplions les actions symboliques[6], c’est aussi pour rendre visible notre mal-être grandissant. Nos corps et nos esprits sont déjà usés par une souffrance au travail toujours plus pesante, que la LPPR va venir aggraver davantage. Compétition incessante, précarisation de notre vie professionnelle, marché de l’emploi universitaire toujours plus fermé sont les réalités qui vampirisent notre vie quotidienne. Des réalités qui menacent la qualité de la production et de la transmission des savoirs aux étudiant·es, toujours plus nombreux·ses à l’Université.
Une mise en concurrence permanente
Une fois docteur·es, c’est un véritable parcours du combattant qui commence pour nous ! Les semaines s’enchaînent au rythme d’une litanie de candidatures locales et de concours nationaux. Les dossiers sont toujours plus chronophages, et les recrutements de moins en moins nombreux. Déjà sélectionné·es au moment de l’entrée en thèse, constamment évalué·es pendant celle-ci, nous le sommes à nouveau à la sortie. Dès le lendemain de la soutenance de thèse, la première étape – sans doute la plus symptomatique de notre situation kafkaïenne ! – consiste à produire un dossier qui résume par le menu la moindre des activités menées pendant nos années de doctorat. Cette procédure organisée sous la houlette du Conseil National des Universités (CNU) permet d’être « qualifié aux fonctions de maître de conférences (MCF) », c’est-à-dire aux fonctions d’enseignant·e-chercheur·e. Autrement dit, une fois qualifié·e, nous n’obtenons ni plus, ni moins que le droit d’entrer sur le marché de l’emploi universitaire, et de devenir officiellement un·e chercheur·e… d’emploi !
Une fois qualifié·e, nous pouvons donc nous engager dans ce qui est devenu un véritable jeu de massacre annuel. Au début des années 2000, 8 000 doctorats étaient délivrés tous les ans. Nous sommes aujourd’hui plus de 15 000 à devenir docteur·es chaque année[7]. Plaider pour que l’Université inscrive moins de personnes en thèse serait se tromper de problème. Les difficultés ne viennent pas tant de cette hausse du nombre de docteur·es, que de l’extraordinaire baisse du nombre de postes d’enseignant·es-chercheur·es ouverts au concours[8]. En effet, à la fin des années 1990, près de 3 000 postes de MCF étaient publiés à chaque campagne de recrutement. Il y en avait encore plus de 2 000 par an jusqu’en 2010, puis moins de 1 200 ces dernières années. En vingt ans, la diminution a été drastique (- 65 %)[9]. Cette réduction du nombre de postes d’enseignant·es-chercheur·es est d’autant plus incompréhensible que, parallèlement, le nombre d’étudiant·es dans les universités a augmenté de 15 %[10].
Pour chaque poste, les comités de sélection reçoivent de 100 à 200 candidatures. La qualité de beaucoup de dossiers étant souvent équivalente, cela ne va d’ailleurs pas sans poser de problèmes à celles et ceux qui sont chargé·es de les évaluer. L’équation insoluble du recrutement est devenue simple : en 2018, 1 104 postes de MCF ont été pourvus, pour plus de 41 538 candidatures[11]. Et les perspectives dans des organismes publics de recherche (CNRS, INED, INRAE, INRIA, INSERM, IRD, etc.) ne s’avèrent pas plus réjouissantes. Tous les ans, nous proposons des projets de recherche innovants, mais là encore, la rareté des postes laisse souvent ces projets sans réponse, quand les candidatures ne se heurtent pas à des déclassements institutionnels discriminatoires[12]. Le CNRS, qui proposait plus de 550 postes de chargé·es de recherche au concours en 2000, n’en publiait plus que 240 en 2020, soit une diminution de 56 % en 20 ans[13]. Alors que tous les gouvernements successifs ont affiché en tête de leurs priorités l’éducation, la recherche et l’innovation, cette pénurie perdure…
Ces données montrent la situation inquiétante d’un marché de l’emploi de l’ESR saturé et dégradé. Mais ces chiffres alarmants cachent une autre réalité. Année après année, nous passons des semaines et des mois à réécrire des CV et à produire des projets de recherche fantômes. La réduction des postes renforce mécaniquement une mise en concurrence exacerbée. Plutôt que de prendre le temps de mettre en œuvre des recherches de qualité ou de réfléchir à l’amélioration de nos pédagogies universitaires, toute notre énergie est focalisée sur le fait d’étoffer notre dossier. Produire de « la ligne de CV » devient la boussole de toutes nos décisions. Nous devons être le ou la meilleur·e, partout et tout le temps, sur tous les fronts. Les tâches se multiplient à l’infini : communiquer dans des journées d’études nationales ou dans des conférences internationales, en puisant bien souvent dans nos deniers personnels pour y participer ; s’intégrer à des réseaux de recherche et participer à l’ensemble de leurs activités ; organiser des événements académiques, en préparant à la fois leur contenu scientifique et leur déroulement matériel ; tenter de publier nos recherches, en proposant des articles à des revues scientifiques dont la santé économique vacille ; envoyer un manuscrit remanié de notre thèse à des éditeurs qui ne croient guère dans de tels projets éditoriaux, ou n’acceptent qu’à la condition que l’on apporte des fonds institutionnels ; et enseigner, le plus possible, pour pouvoir prétendre à un poste. À chaque fois, il faut essayer d’atteindre les standards d’une excellence aussi illusoire que discutable[14], sous peine de voir son dossier rejeté au moindre prétexte. Il faut internationaliser son profil, cibler les équipes, les établissements et les revues les plus prestigieuses, enseigner le plus de matières possible, à des publics étudiants toujours plus diversifiés.
En somme, nous participons à toutes les activités de l’ESR, non plus par plaisir, mais pour se faire voir et être vu·es. Paradoxalement, cet enjeu de la visibilité académique s’accompagne d’une invisibilisation constante de notre travail. Nous sommes soigneusement et systématiquement tenu·es à distance des fonctions les plus prestigieuses. La plupart du temps, nous enseignons dans les groupes surchargés de travaux dirigés des premières années de licence, laissant aux professeurs titulaires le prestige des cours magistraux en amphithéâtre. Nous encadrons officieusement les étudiant·es dans leur recherche, sans jamais siéger dans leur jury final. Nous alimentons les revues scientifiques, et coordonnons même des numéros entiers, sans jamais entrer dans les comités de rédaction. Nous faisons vivre des recherches collectives, sans jouir de la renommée de la direction d’équipe, etc.
Au quotidien, nous sommes donc des enseignant·es-chercheur·es à part entière. Nous en remplissons toutes les fonctions mais nous n’en avons pas le statut. Notre travail demeure bien souvent invisible, quand il n’est pas gratuit. Et cette non-reconnaissance de nos compétences au sein de l’Université se prolonge par la faible valorisation de notre doctorat dans le secteur privé[15]. En décembre dernier, le PDG du CNRS, Antoine Petit, se félicitait que la future LPPR soit une loi « darwinienne ». Mais pour nous, docteur·es sans poste et enseignant·es-chercheur·es précaires, l’Université nous fait déjà expérimenter au quotidien ce darwinisme scientifique. Après notre thèse, nous devons survivre le plus longtemps possible dans cette grande « battleroyale » universitaire. Plus nous cochons toutes ces cases, et plus la liste des exigences s’allonge. Plus l’horizon d’un poste pérenne devient un mirage, et plus la quête de l’excellence se renforce ! Et, résigné·es à cette exploitation, nous tenons, coûte que coûte, pour maintenir l’espoir que nous pourrons un jour obtenir ce poste, et continuer à vivre de ce métier que nous avons appris pendant plusieurs années, que nous aimons et que nous exerçons de fait tous les jours, sans reconnaissance et sans perspective à long terme…
Une précarité qui s’immisce dans nos vies
La précarité qui nous frappe est avant tout financière. En tant que docteur·e, nous ne pouvons plus prétendre aux bourses doctorales (qui ne sont délivrées qu’à environ 40 % des doctorant·es de sciences humaines et sociales). À défaut de postes pérennes, nos possibilités d’obtenir des contrats à durée déterminée sont rares. Quand nous ne l’avons pas déjà été pendant nos thèses, nous pouvons candidater à des postes d’Attachés Temporaires d’Enseignement et de Recherche (ATER), mais ces CDD d’un an, à mi-temps ou à temps plein, ne sont renouvelables qu’entre une et trois fois selon nos statuts et tendent eux aussi à diminuer (- 27 % entre 2005 et 2013)[16]. Nous candidatons également à des post-doctorats, c’est-à-dire des contrats de recherche qui durent généralement de six mois à un an et demi. Mais ces derniers sont rares, et très inégalement distribués, souvent au gré de procédures opaques. Par ailleurs, celles et ceux qui les obtiennent passent finalement autant de temps à produire de la connaissance qu’à valoriser leurs anciennes recherches et à chercher de futurs postes durables.Faute de mieux, beaucoup continuent donc à faire de la recherche dans des conditions indignes, en participant bénévolement à des recherches collectives, ou en se voyant proposer des missions courtes, parfois sans contrat, et sans autre rémunération que des indemnités journalières qui couvrent à peine les frais de transport ou d’hébergement.
Pour continuer à enseigner, la difficulté est tout aussi grande. Malgré le flou entretenu dans les bilans sociaux annuels des différentes universités – les président·es choisissant de ne pas toujours nommer cette réalité ! –, le ministère estime que l’Université emploie plus de 20 000 enseignant·es non-permanent·es[17]. Il faut y ajouter plus de 130 000 chargés d’enseignement vacataires, dont 17 400 assurent un service annuel d’enseignement d’au moins 96 heures (soit un demi-poste de MCF). Ces vacataires sont des contractuel·les dont les conditions d’emploi sont révoltantes : contrats signés parfois après les heures de cours effectuées, au mépris des risques en cas d’accident du travail ; absence de mensualisation des paiements, qui s’effectuent souvent six mois voire un an après le service ; non-prise en charge des frais de transport ; absence d’accès aux services de communication et de reprographie de l’université, etc. Nos vacations sont payé·es uniquement à l’heure de cours, soit 41,41 euros bruts de l’heure. Mais si l’on considère nos heures de préparation de cours, d’élaboration et de surveillance des examens, et enfin de correction des copies, au regard des heures réellement effectuées, nous sommes payé·es tout au plus… 26 centimes en dessous du SMIC horaire ![18] Enfin, l’Université exige de ses futur·es vacataires qu’ils et elles aient un employeur principal ou qu’ils et elles aient créé leur propre auto-entreprise. Autrement dit, l’université qui les fait travailler ne leur permet pas d’avoir accès aux droits sociaux liés aux cotisations salariales : congés payés, accès aux allocations chômage et à l’assurance maladie. Si ces situations indignent, elles deviennent pourtant la norme. Ces vacataires assurent l’équivalent du volume d’enseignement de 13 000 postes de MCF, et représentent aujourd’hui en moyenne plus du quart des personnels enseignants. Nous sommes présent·es dans toutes les disciplines, dans tous les cursus et à tous les niveaux de formation, en particulier dans les premiers cycles universitaires (licence, DUT, etc.).
Balloté·es de projets temporaires en missions éphémères, mal rémunéré·es et travaillant bien souvent à la lisière, voire en dehors du cadre légal, nous sommes obligé·es de compléter ces activités par des emplois alimentaires, à temps plus ou moins partiel, et de transformer nos allocations chômage en mode de financement routinier de nos recherches. Pôle Emploi est devenu un partenaire institutionnel essentiel du financement de l’Université publique, sans que le ministère n’y trouve rien à redire.
Multiplier les missions de recherche, d’enseignement, d’administration et de représentation collective, tout en s’assurant un niveau de rémunération minimal, dans et hors de l’Université, oblige à vivre une situation intenable : un sur-travail, généralement invisible, souvent gratuit ou mal rémunéré. Pour nous maintenir à flot, et ne pas prendre de retard dans cette compétition constante, nous travaillons sans arrêt, pendant la journée, puis pendant nos soirées, la semaine, puis le week-end, et enfin durant les vacances scolaires. Concilier vie privée et vie professionnelle relève de l’impossible. Ce rythme de travail infernal entraîne des maux physiques et mentaux importants, trop souvent occultés. Le stress est permanent, les burn-out de plus en plus fréquents, les dépressions rarement diagnostiquées, mais bien présentes, et des cas de suicides commencent à être régulièrement évoqués. Il faut tenir coûte que coûte, ne pas mettre un pied à terre ou se déclarer en arrêt maladie, de peur d’être disqualifié·es auprès de nos collègues titulaires, et non moins actuels ou futurs employeur·es. Ne montrer aucun signe de faiblesse est devenue une « qualité ».
Cette situation économique catastrophique a des répercussions dans tous les secteurs de nos vies. Selon les disciplines, l’âge moyen d’obtention du doctorat varie entre 30 et 34 ans. Ces périodes de précarité arrivent donc à un âge de la vie supposé être celui de la stabilisation professionnelle, résidentielle et familiale. Mais comment se projeter dans son avenir, quand son quotidien est marqué par de telles difficultés matérielles et par une incertitude constante sur un éventuel recrutement qui peut avoir lieu n’importe où en France et/ou à l’étranger ? Être un·e docteur·e sans poste, c’est devoir renoncer à certaines activités sportives ou culturelles, devoir repousser des projets de couple ou de parentalité, et voir les sentiments de honte ou de compétition envahir ses relations familiales, sociales et amicales, etc.
Le poids de cette précarisation est d’autant plus pesant symboliquement que ces expériences se doivent d’être cachées à l’institution universitaire. Pour ne pas perdre la face devant des collègues qui n’attendent que des signes de notre excellence académique, nous devons taire ces difficultés financières et ces souffrances morales. L’Université et les décideurs politiques posent un voile pudique sur une réalité pourtant croissante. C’est au moins la première victoire obtenue par la mise en place de nos collectifs dans cette mobilisation : pouvoir dire, faire connaître et laisser la possibilité aux autres d’entendre ces réalités…
Si la LPPR était présentée par Antoine Petit comme « inégalitaire et darwinienne », là encore, nos expériences sont déjà inégalitaires ! Dans cet océan de précarité, certain·es sont en première ligne. Tout comme cela s’observe dans le secteur privé, les femmes subissent une non-reconnaissance de leurs compétences, affrontent des discriminations à l’embauche, quand il ne s’agit pas de cas de harcèlements moraux et sexuels[19]. Ainsi, les docteures sont plus souvent exposées à ces expériences de précarité, en obtenant les contrats les plus précaires et les moins rémunérés. Les docteur·es étranger·es travaillent et cotisent tous les jours, mais n’ont le droit ni d’accéder au titre de séjour scientifique, ni aux allocations chômage. Les docteur·es des universités de province, plus éloigné·es des réseaux et des ressources prestigieuses, sont plus souvent tenu·es à l’écart des recrutements[20]. Enfin, ces situations de précarité matérielle renforcent la dépendance à sa famille et/ou à son ou sa conjoint·e. Mais quand l’on sait que 41 % des doctorant·es ont des parents cadres, contre à peine 15 % d’enfants d’employé·es et d’ouvrier·es[21], l’on imagine les possibilités inégales de soutien liées à cette sélection sociale continue au fil des études. Face à un système universitaire qui ne prête qu’aux riches, les femmes, les étranger·es, les diplomé·es issu·es des classes populaires et les docteur·es des universités non-franciliennes sont déjà les grand·es perdant·es de cette précarisation croissante.
La précarité pour seul horizon des docteur·es ?
Cette austérité budgétaire d’un ministère qui gèle ou réduit le nombre de postes créés depuis plusieurs décennies augmente l’intensité de notre précarité, mais aussi sa durée. Le temps écoulé entre la soutenance et le recrutement s’accroît inexorablement. En 2004, à peine un tiers des maître·sses de conférences recruté·es avait obtenu leur doctorat plus de 2 ans avant. Aujourd’hui, cela concerne en moyenne près de 55 % des nouveaux recruté·es. Ainsi, l’âge moyen du recrutement comme MCF est actuellement de 34 ans, et même de 36 ans et 10 mois pour les postes de lettres et de sciences humaines[22].
Le 22 janvier dernier, la ministre Frédérique Vidal a promis de revaloriser à « deux SMIC » le salaire des jeunes chargé·es de recherche et maître·sses de conférences. En s’appuyant sur des chiffres discutables, elle ne fait ici qu’officialiser une réalité prégnante : les salaires des enseignant·es-chercheur·es sont plus bas que dans les autres pays de l’OCDE, mais surtout plus bas que chez les autres cadres de la fonction publique en France (jusqu’à 30 % de moins)[23]. Cette revalorisation va donc de soi, mais semble surtout cacher le fait que la future LPPR prévoit d’augmenter sensiblement le nombre d’heures de cours de ces personnels enseignants, en supprimant le plafond des 192 heures annuelles d’enseignement. Bien souvent, les MCF effectuent déjà plus d’heures, mais celles-ci ne sont donc plus payé·es en heures complémentaires.
Si le nombre de postes créés reste aussi bas que les années précédentes, ces (fausses) promesses de revalorisation ne concerneront donc que bien peu d’élu·es. En revanche, la ministre ne dit rien de cet enjeu du recrutement, et n’évoque jamais notre sort de docteur·es sans poste, ni celui de toutes et tous les précaires qui travaillent au quotidien à l’Université. Pire, selon les orientations contenues dans les rapports des groupes de travail préparatoires à la LPPR, le ministère prévoit d’institutionnaliser notre précarité. En créant des « contrats de projet », calqués sur les « CDI de mission » du secteur du BTP, la LPPR nous promet des contrats de 5 à 6 ans, le temps d’une recherche, sans prolongation ou titularisation à la clé[24]. Cette possibilité éloigne un peu plus la perspective d’un recrutement durable, tout en instaurant de nouveaux risques. Directement, subordonné·es à un·e supérieur·e hiérarchique, et non plus affilié·es à un laboratoire de recherche, nous serons plus fréquemment exposé·es aux pressions et aux harcèlements moraux et sexuels.
La situation catastrophique des docteur·es sans poste est passée sous silence, alors qu’elle se trouve au croisement des enjeux des trois grandes réformes actuelles. La réforme de l’assurance-chômage restreint le rechargement de nos droits aux allocations, alors que Pôle Emploi est l’une de nos principales ressources pour financer notre survie dans cette compétition. Du fait du recours massif des universités aux emplois précaires, nous ne cotisons qu’en pointillés et ne toucherons qu’une pension dérisoire après la mise en oeuvre d’une retraite par points ! Enfin, la casse de l’Université publique de qualité se fait toujours plus impitoyable depuis le début des années 2000[25]. La construction d’une Université privatisée, qui ne finance que « l’excellence » – non plus définie par la communauté scientifique mais par les décideurs politiques et les financeurs privés – et qui délaisse les savoirs jugés improductifs, va de fait précariser ses personnels, et fragiliser toutes et tous les étudiant·es !
Nous, docteur·es sans poste, nous demandons au Gouvernement, au-delà du retrait et de l’abandon de ces réformes en cours, des preuves de son intérêt réel pour l’enseignement et la recherche, par l’organisation à très court terme de :
- la titularisation de celles et ceux qui font fonction d’enseignant·es-chercheur·es au quotidien, mais sans jouir de conditions de travail décentes, et qui travaillent même souvent dans une illégalité entretenue par l’institution.
- la création massive de postes d’enseignant·es-chercheur·es pour pouvoir proposer une formation de qualité et encadrer décemment les étudiant·es toujours plus nombreux·ses à s’inscrire à l’Université.
De la révolte des précaires à la mobilisation universitaire ?
Cette mobilisation des précaires de l’ESR, qui a donné lieu le 11 février à une journée nationale d’actions contre la précarité à l’Université[26], ne doit pas être vue comme une complainte, à laquelle ne répond que la compassion de la communauté académique. En évoquant certains maux dont nous souffrons toutes et tous, la dévalorisation de nos compétences, l’invisibilité de notre travail ou encore la précarisation de nos conditions de vie, nous nous parons d’une identité stigmatisante. Mais nous le faisons car nous savons que les racines de cette précarité sont structurelles ; elles dépendent de choix politiques, et non de notre hypothétique illégitimité ! L’excellence que les ministres successifs appellent de leurs vœux, nous la mettons en œuvre à chaque instant. Et pourtant, ils nous privent des moyens d’une excellence pérenne et sereine. Tels des soutiers, nous faisons vivre l’Université tous les jours, dans l’urgence, en écopant, en colmatant les brèches. Si la façade de l’Université tient encore, elle cache en réalité un bien fragile château de cartes. Certes, les connaissances sont produites, les savoirs sont transmis, les diplômes sont obtenus. Mais au prix de quels sacrifices ? Et si nous cessions de faire vivre vos établissements au prix de notre exploitation, qu’en serait-il aujourd’hui, Madame la ministre, de l’excellence de l’enseignement et de l’attractivité de la recherche française que vous vantez tant ?
Depuis plusieurs semaines, nombre d’entre nous se mobilisent, font grève, subissent des pressions et s’exposent. Nous prenons le risque de perdre de l’argent, de prendre du retard dans cette course folle aux postes, d’affronter des discriminations futures au sein de nos établissements. Mais nous le faisons parce que nous pensons à l’avenir de nos étudiant·es et de l’Université, qui est gravement mis en danger par ces réformes. L’intérêt du service public nous guide. L’heure est grave, et si notre avenir est en suspens, cette mobilisation ne peut pas l’être !
Nous appelons donc l’ensemble des personnels administratifs, enseignants et/ou de recherche précaires à rejoindre nos collectifs, ou à en créer dans les établissements qui n’en comptent pas encore, et les précaires qui le peuvent à amplifier la mobilisation et à se mettre en grève. Nous exhortons les enseignant·es-chercheur·es titulaires à massifier cette mobilisation. Le 5 mars, l’Université se s’arrêtera qu’à la condition que tous ses personnels s’arrêtent. La solidarité avec les précaires ne suffit plus, nous devons construire ensemble un véritable rapport de force. Enfin, nous invitons les étudiant·es à rejoindre cette mobilisation. Aucun mouvement social n’a été victorieux ces dernières années sans votre soutien massif. Ne vous méprenez pas, ce n’est pas notre mobilisation qui vous pénalisera mais bien l’ensemble de ces réformes qui vous concernent également !
[1] En 2015, le taux de chômage de l’ensemble des titulaires du doctorat est de 4 % chez les docteur·es en mathématiques, physique, chimie et sciences de l’ingénieur, de 9 % en sciences humaines et sociales, et même de 12 % en sciences et vie de la terre. Depuis les années 2000, ce taux a tendance à diminuer dans les sciences sociales, et à augmenter dans les sciences « dures ». Enquête Génération du Céreq (2016).
[2] Enquêtes Emploi, Insee, 2010-2015.
[3] Note d’information n°17.03, « La situation des docteurs sur le marché du travail », Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI), 2017.
[4] Citons les travaux du Collectif « Approches Critiques et Interdisciplinaires des Dynamiques de l’Enseignement Supérieur » (Acides), de la Confédération des Jeunes Chercheurs (CJC), et des collectifs « Génération précaire », « Pour l’Abolition de la Précarité dans l’Enseignement Supérieur, la Recherche et Ailleurs » (Papera) et « Pour l’Étude des Conditions de travail dans la Recherche et l’Enseignement Supérieur (Pécres). Ce dernier collectif a notamment publié le livre Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation (Raisons d’agir, 2011).
[5] Si le projet n’a pas été présenté à la communauté universitaire, une version datée du 9 janvier a déjà fuité. Pascal Maillard, « Dévoilement et analyse de la Loi de programmation de la Recherche», Blog Polared (Petit Observatoire des Libertés académiques), 10/02/2020.
[6] Faïza Zeroulia, « Petits cœurs, flash mob, candidatures multiples, grève des revues… la recherche trouve de nouveaux modes d’action », Mediapart, 23/01/2020.
[7] Données de la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle du MESRI, 2015.
[8] Cette baisse s’accompagne de plus en plus de gels de postes, suite à des départs à la retraite notamment. Pierre Dubois, « Emplois : gel à pierre fendre », Histoire d’universités, 11 avril 2015.
[9] Guillaume Miquelard, « Évolution des effectifs à l’Université : personnels et étudiants », Un petit monde, un blog EducPros, 10 novembre 2015.
[10] On compte 1 614 900 étudiant·es à l’Université en 2018. Données du MESRI.
[11] Note n°7, « La campagne de recrutement et d’affectation des maîtres de conférences et des professeurs des universités ‐ Session 2018 », Direction Générale des Ressources Humaines du MESRI (juillet 2019).
[12] Chloé Leprince, « Soupçons de discrimination au CNRS : l’ampleur réelle des déclassements », France Culture (11 juillet 2019).
[13] En 2006, le nombre de postes par an avait déjà chuté à 380. Martin Clavey, « Baisse du recrutement des chargés de recherche au CNRS 2020 », The Sound of Science (2 décembre 2019).
[14] Ces standards reposent davantage sur des indicateurs de gestion quantitatifs (quantophrénie), au détriment de dimensions plus qualitatives, plus humaines, plus en adéquation avec la prise en considération des intérêts des étudiant·es.
[15] En 2017, chez les docteur·es diplômé·es en 2014, 49 % travaillaient dans l’ESR, 18 % dans la fonction publique non universitaire et 33 % dans le secteur privé. Données de l’enquête IP-Docteurs menée par le Système d’Information et des Études Statistiques du MESRI (2017).
[16] Données de l’ Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche, Rapport – n° 2014-062 (juillet 2014).
[17] Note n°4, « Les enseignants non permanents affectés dans l’enseignement supérieur. Bilan de l’année 2016-2017 DGRH du MESRI (mai 2018).
[18] ANCMSP, « Vacations, contrats LRU et postes de titulaires manquants, quelques estimations » (23 février 2019).
[19] Lenaïg Bredoux, « A l’université, la parole se libère enfin » et « Les raisons de l’impunité à l’université », Mediapart (20 mai 2019).
[20] Au CNRS, en 2018, dans les sessions de recrutement en sociologie et science politique, l’ANCMSP note que « le trait le plus marquant est donc la très forte domination parisienne, avec environ trois quarts des auditionné·e·s dans chacune des sections ». Parmi les 10 admis·es, seul·es 3 viennent d’établissements de province ou de l’étranger. ANCMSP, « Bilan ANCMSP des recrutements CR CNRS 2018, sections 36 et 40 » (12 février 2020).
[21] Observatoire des inégalités, « Les milieux populaires largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur » (19 juin 2019). D’après les données du SIES du MESRI.
[22] Note n°7, « Trajectoire professionnelle des enseignants‐chercheurs recrutés en 2016 », DGRH du MESRI (juin 2017).
[23] P. Berta, P. Mauguin et M. Tunon de Lara, Rapport du groupe de travail n°2 sur la LPPR, « Attractivité des emplois et des carrières scientifiques », 64 pages (23 septembre 2019).
[24] Voir le rapport du groupe de travail n°2 sur la LPPR.
NB : entre la rédaction de ce texte et sa parution, le Gouvernement a fait passer cette mesure par décret.
Décret n° 2020-172 du 27 février 2020 relatif au contrat de projet dans la fonction publique : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041654207&categorieLien=id
[25] Christophe Granger, La destruction de l’université française, La fabrique (2015).
[26] Voir le « petit d’horizon de la journée » dressé par le site Université ouverte : https://universiteouverte.org/2020/02/12/petit-tour-dhorizon-de-la-journee-stopprecarite/